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Cercle Genealogique de l’Aveyron
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LES TARIFS DES PEAGES DE SAINT-AFFRIQUE ET DE PEYRALBE, TEMOINS DE LA VIE ECONOMIQUE DES XIIe ET XIIIe SIECLES
Communication de M. Jean DELMAS lors de l’assemblée générale 2009 à Saint Affrique
Article mis en ligne le 5 novembre 2009
dernière modification le 30 novembre 2010

Pour évoquer la vie économique de Saint-Affrique aux XIIe et XIIe siècles, nous disposons d’un document de premier ordre : le tarif du péage et de la leude de 1292, conservé aux Archives de l’Aveyron sous la cote 2 E 216-AA1. Je l’ai publié dans Al canton : Saint-Affrique, en 2002.

Le péage était un impôt prélevé sur le passage des objets, des bêtes et plus rarement des personnes, par un représentant de l’autorité publique (roi ou seigneur) qui par ce moyen demandait à l’usager de contribuer à amortir la dépense qu’il avait engagée sur ses deniers pour établir la voirie ou construire un pont. Droit régalien, car il affectait la circulation des personnes et des biens dans le royaume. Dans le principe le seigneur n’était jamais qu’un concessionnaire.

La leude est une taxe sur la vente des marchandises, apportées aux foires et aux marchés. Elle portait sur les mêmes marchandises, objets ou bétail. Droit local. Ajoutons qu’à Saint-Affrique, comme partout, les habitants du lieu bénéficiaient de l’exemption et que l’impôt et la taxe réunis frappaient essentiellement les marchands étrangers.

Le pont vieux

Le tarif de Saint-Affrique de 1292 comprend en réalité deux tarifs à la suite, celui de Saint-Affrique et celui de Peyralbe. Peyralbe était un château qui dominait le confluent du Dourdou et de la Sorgues et surveillait le camin ferrat de Saint-Sernin à Saint-Affrique à son franchissement du Dourdou. Le premier tarif indique que la perception des droits appartenait aux « seigneurs », sans précision, le second que le péage relevait de Madame de Caylus et de l’abbé de Vabres. La datation pose problème pour deux raisons : depuis 1238, le comte de Toulouse a rétabli de force son autorité sur le rocher de Caylus et ses seigneurs et accordé des franchises aux habitants de Saint-Affrique. En 1271, le roi de France succède à la comtesse Jeanne de Toulouse femme d’Alphonse de Poitiers. On imagine mal que, depuis 1238 et à plus forte raison depuis 1271, le seigneur suzerain de Saint-Affrique ait toléré qu’un vassal s’arroge un droit régalien. En outre la mention de Madame de Caylus ne paraît convenir qu’à une personne, qui vivait bien avant 1238, Marie de Caylus, femme de Pierre de Combret, unique héritière de son père Dordé et de son oncle Pierre, qui réunit entre 1182 et 1196 sur son nom la totalité de la terre de Caylus. Le tarif de Peyralbe serait donc d’un siècle antérieur à 1292 et l’on peut penser que le seigneur de Caylus n’a pas attendu pour établir un péage à Saint-Affrique, qui était économiquement plus justifié. 1292 pourrait être la date de la réunion et de la révision (partielle) des deux tarifs.

Il me faut encore résoudre une contradiction apparente entre ce que je viens de dire et la date de construction du pont de Peyralbe, dit aujourd’hui Pont vieux de Vabres. Un document, malheureusement disparu, dont l’analyse est de ce fait incontrôlable, porte que le pont de Peyralbe aurait été construit en 1278. Pour Saint-Affrique, on n’a aucun témoignage avant le XVIe siècle, mais il n’est guère pensable, vu l’importance de la seigneurie et de la ville, qu’il n’ait pas été au moins contemporain. Si les deux tarifs sont de la fin du XIIe siècle, il faut supposer que des ouvrages d’art existaient, justifiant la perception d’un péage. S’il n’y avait pas de pont de pierre, il y avait au moins des ponts de bois ou plancas. Je rappelle que le pont neuf de Vabres a succédé au XVIIIe siècle seulement à une planca.

Un tarif de péage est-il un témoin fiable de la vie économique et matérielle des populations qui lui sont soumises ? Non et oui. Non, parce qu’il ne faut pas exclure que la liste peut avoir été une forme de propagande ou de publicité. Ainsi Millau, ville du roi d’Aragon, affiche, par son tarif datable de la fin du XIIe siècle, qu’elle est ouverte vers l’Espagne, la Méditerranée et l’Afrique. Y figurent des hyènes, des léopards, des singes, des animaux exotiques et des instruments de musique merveilleux, qui ne devaient pas être si fréquents sur le pont de Millau au point de justifier une mention, mais quelle publicité ! Le péage d’Albi, non daté, mais probablement contemporain, mentionne des dauphins ; dauphins véritables ou thons ? Les tarifs de Saint-Affrique et de Peyralbe, de Rodez ou de Najac (1260) sont plus modestes, mais, comme on peut les contrôler en partie par d’autres sources, on peut affirmer qu’ils donnent une image exacte des réalités locales. On trouve mention, par exemple, à Saint-Affrique du fromatge cabanenc, fromage de cabane ou roquefort. Le témoin paraît fiable.

Autres difficultés à résoudre : celles des mesures et des valeurs. On mesure au péage en charges (cargas), différentes selon qu’elles sont de cheval ou d’âne, et en charges d’homme (fays). On mesure les céréales, les châtaignes ou le sel à deux types d’hémine de pierre (eminal) et à la coupe. On paie au marché à l’étal (taula). Autant de systèmes d’évaluation. On paie en monnaie, mais laquelle ? A Rodez, on use de la monnaie comtale et de celle du roi. En raison de sa pauvreté en numéraire, le producteur qui vient de la campagne préfère s’acquitter du droit de péage en nature et c’est admis et codifié : pour 12 écuelles de bois ou plus, il peut remettre une écuelle et, ce faisant, on se libère de façon illimitée pour toute l’année, ce qui est très avantageux à la condition d’avoir assez de clients..

Comme il est exclu de reproduire et de commenter les 40 articles des deux tarifs, présentant 137 sortes de marchandises, ce qui serait lassant, je vais noter quelques articles révélateurs de la vie économique du secteur de Saint-Affrique :

 Le sel : il paraît venir par la voie de hauteur de Béziers à Albi par Roquecézière. C’est ce qui explique en partie, avec la durée de la saison froide, que le secteur de Lacaune –Saint-Sernin se soit spécialisé très tôt dans les salaisons. La tradition s’y est d’ailleurs maintenue jusqu’à nos jours.
 La boissellerie (écuelles, assiettes, pichets et jattes de bois, petite tonnellerie) : on sait, par d’autres sources, que les artisans des bois de la haute vallée du Dourdou s’étaient spécialisés dans cette production. Le causse devait fournir des objets en buis, comme les cuillères.
 Le fer brut  : si le document a été révisé en 1292, on peut supposer que le fer venait des martinets de la Dourbie, de la Sorgues, de la haute vallée du Dourdou et de Réquista, fabriques qui apparurent à cette époque. En revanche, s’il reflète un état antérieur, le fer venait sous forme de loupes ou culots des bas-fourneaux du Larzac ou des pentes des monts de Lacaune. Les charges des bêtes de somme étaient limitées en volume en raison du poids du métal. Profitant du voyage, le muletier complétait le chargement avec de la boissellerie plus légère.
  La ferramenta obrada (fer et acier travaillés) : on constate une importante production locale dont on aimerait connaître la provenance exacte, matériel de cuisine ou de maison, comme les poêles, les rasoirs ou les candélabres, instruments agricoles, comme les fers d’araire ou les houes, outils d’artisans, en particulier de menuisiers, matériel d’éleveurs, comme les sonnailles ou les forces à tondre les moutons, etc. Rappelons qu’il existait une activité de taillanderie à Saint-Affrique sur le ruisseau de Monnargues.
 La chaudronnerie  : elle devait venir en grande partie de Millau et de la vallée de la Dourbie, où elle est attestée au XIIe siècle.
 Les épices, le sucre et les poissons salés : on les portait du Languedoc, soit par le chemin de Roquecézière, soit plutôt par le camin ferrat de Lodève et du Larzac.
 Les fruits et légumes, même les plus rares comme les grenades du Midi, et les pierres à aiguiser du pays ne payaient rien. Le vin, produit sur place, ne payait ni péage ni leude.

Enfin, le rédacteur du tarif de Saint-Affrique a annexé à son document les redevances d’origine seigneuriale payées par les ouvroirs :

 La boucherie : retenons que le débit de la viande bovine donnait lieu au paiement d’une vieille redevance, lo miech-piechz, une demi-poitrine. On vendait les viandes fraîches des autres animaux, mets festifs, le samedi et le dimanche. On réservait en général la viande salée (carn salada) aux autres jours. Celle-ci venait normalement de la campagne et ne payait pas de taxe.
 La boulangerie : comme partout à cette époque, c’était un métier de femmes. En revanche la cuisson au four était une affaire d’hommes. Les boulangères portaient le curieux nom de pancogolas, dans lequel on reconnait le mot pan (pain). Le pain blanc de froment était festif et il était vendu le samedi et le dimanche. La boulangère payait la redevance symbolique d’un œuf. Le pain venu de la campagne n’était pas taxé.
 Les autres ouvroirs sont ceux des cordonniers et des forgerons : le cuir était, semble t’il, importé, ce qui laisse penser qu’il n’y avait pas ou peu de tannerie en ville. Les grolas ou chaussures grossières, venant de la campagne, ne payaient rien. Là aussi, on ménageait les personnes à faible revenu, vendeurs ou acheteurs. La redevance du forgeron était de trois deniers par an seulement, ce qui équivaut à la moitié d’un étal de marché.

Que conclure ? Les XIIe et XIIIe siècles paraissent avoir été des périodes de relative abondance. Abondance d’outils de fer ou d’acier, comme sans doute on n’en avait jamais vu. Préférence donnée à la vaisselle de bois sur la vaisselle de terre cuite ou d’étain, mais c’est le fait de sociétés rurales. Les aliments indispensables à la vie sont modérément taxés.

Jean DELMAS