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Cercle Genealogique de l’Aveyron
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Mes trois Marie
Article mis en ligne le 7 janvier 2011
dernière modification le 11 décembre 2013

Je viens de quitter Brousse à bord de ma voiture et monte tranquillement jusqu’à Saint Martin. Les chênes et les bruyères défilent de chaque coté de ma route, mais si les premiers restent encore verts, les secondes en cette fin septembre se parent de douces couleurs. Je ne suis pas pressée. Je retourne au village de mes ancêtres pour une après midi de rêverie, presque de pèlerinage. J’aime tellement ce hameau, berceau de ma famille paternelle. Ce petit coin d’Aveyron est cher à mon cœur. Si je vis dans le midi de la France, où il est vrai le soleil nous réchauffe tout au long de l’année, je me ressource ici dans ce petit village perché sur sa colline, dominant la rivière Tarn qui serpente doucement dans des méandres sombres et sauvages. Je me dis que cela fait sept ans que je travaille ma généalogie et que j’ai beaucoup de chance d’être liée à ce pays.

Brousse le Château
Roland Courtin

Tout d’abord il y a Brousse le château où nous logeons pour une semaine dans la si confortable auberge de Lisette et René. Cette bourgade médiévale avec son château fort perché sur son roc et dominant le Tarn, son unique rue moyenâgeuse, son vieux pont de pierre enjambant le ruisseau Alrance qui vient là se jeter dans la rivière, mérite bien son titre de « plus beau village de France ». Mes ascendants cependant vivaient sur les hauteurs, l’église de Saint Martin étant leur point de ralliement. En effet, cet édifice n’a rien d’exceptionnel en lui-même. Mais sa position isolée, sans aucun bâtiment à proximité, au sommet d’une colline et dominant tous les hameaux alentour, lui confère toute son importance.
Depuis le parvis, à coté du petit cimetière attenant, je peux en effet apercevoir tous ces villages d’où la plupart de mes ancêtres étaient issu. On ne se mariait pas avec des étrangers à l’époque : le cousin du voisin, ou l’ami du frère vous choisissait et voilà tout. Au fil de mes recherches donc j’avais découvert tous ces gens. Parfois j’avais même pu retrouver leur maison. Il faut dire que bien des bâtisses sont restées intactes, tout en pierres rouges du pays et toit d’ardoises évidemment. Je trouve ces maisonnettes si jolies, ces hameaux si pittoresques et la campagne est si belle…De tous ces mini villages j’aime particulièrement La Castié.

C’est là que je me rends en cette journée d’Automne tandis que Roland, mon pêcheur de mari, taquine la truite sous le château de Brousse. J’ai de la chance car il aime bien venir tous les ans quelques jours à la pêche par ici. J’en profite donc pour continuer mes recherches sur le terrain si je puis dire. Des rencontres sympathiques, de beaux paysages, des localités pleines de charmes à découvrir, je savoure… Il faut avouer que ce séjour à l’auberge campagnarde est bien agréable et les patrons, au fil du temps, sont devenus des amis. Lisette toute menue est toujours active et attentionnée, son époux un fameux cuisinier.

Vue d’ensemble de La Castiè
Rolland Courtin

En arrivant cette année je leur ai fait la bise, tout naturellement, mais aussi pour éviter la poigne du chef qui chaque fois semblait me broyer les doigts. J’ai une particularité insolite, mais lorsqu’on me serre la main ou simplement le poignet, je garde des traces rouges sur les mains très longtemps. Aucun médecin n’a pu m’expliquer ce phénomène qui ne fait point mal mais est assez gênant. Roland souvent se moque de moi pour cela et je lui ai fait un clin d’œil, pour lui rendre la pareille, en embrassant donc nos hôtes de bon cœur.

Me voilà donc à La Castié. Une seule rue en pente douce flanquée sur le coteau, une vingtaine de maisons en très bon état dans l’ensemble, mais habitées seulement pendant les vacances ou les fins de semaine ; ce ne sont que des résidences secondaires à présent. Heureusement d’un coté car cela a permis au hameau de ne pas tout à fait mourir. Mais pour l’heure, en cette saison, je suis seule et vais déambuler tranquille dans ce qui fut un village actif, avec deux forgerons, un cabaretier, un tailleur d’habit et bien sur de nombreux cultivateurs. Tout cela je l’ai découvert en allant fouiller les archives. Je me dis dans la rue déserte que le quotidien de tous ses habitants devait être rude, en ces temps anciens, mais aussi tellement actif et laborieux. Certainement convivial, car l’entraide à la campagne devait parfois être une question de survie tout simplement. Les habitations aux volets clos semblent dormir doucement : aucun bruit, aucun mouvement , si ce n’est un lézard posé sur une murette, un oiseau perché là haut sur le grand tilleul de la fontaine, le doux balancement d’un arbuste contre un escalier de pierre. Je ne me sens pas triste, oh non, simplement rêveuse et attendrie en évoquant quelques noms de familles, certains prénoms aussi. C’est bizarre mais lorsqu’on fait de la généalogie on s’attache à certains personnages plus qu’à d’autres. Pourquoi ? Franchement je n’en sais rien, mais c’est ainsi que je le vis et d’autres généalogistes amateurs m’ont dit la même chose.

Pour moi ce sont mes trois Marie : la fille, la mère et la Grand-mère.
L’aînée des enfants d’une famille s’appelait toujours Marie. Ce qui m’a parfois causé bien du souci dans mes recherches : allez vous retrouver avec tous ces prénoms identiques.

Je suis descendue tout en bas du hameau, jusqu’au chemin qui amorce sa descente jusqu’à la rivière Alrance où mon pêcheur doit ferrer sa truite. J’ai admiré au passage le beau porche de la maison Nespoulous, j’ai mis mes mains dans l’eau toujours froide de la fontaine alimentée par une source, j’ai écouté un merle du haut d’une terrasse avec une vue superbe à mes pieds, et à présent fatiguée, je me repose sur l’escalier de la bâtisse face aux trois maisons. Eh oui, mes trois Marie ont vécu dans ces trois maisonnettes de pierre et d’ardoise, les unes à coté des autres exactement. J’essaie d’imaginer leur vie, leur physique, leur comportement. J’essaie de les faire vivre en moi, en sachant d’elles ce que les actes divers, les bribes de souvenirs des anciens que j’ai pu recenser, tout ce travail de recherche a pu me fournir.

La maison à gauche de la rue a un étage : le bas occupé avec la forge d’Etienne ainsi que la cave ou la remise. Le premier : le logis avec deux pièces, assez grandes il est vrai, mais deux seulement. C’est donc là qu’a vécu ma grande tante Marie, la femme du forgeron. De l’autre coté de la chaussée pavée, lui faisant face exactement, est située la demeure de plein pied de mon arrière grand-mère, la femme du gendarme. Cet édifice est assez bas avec une cour fermée où je sais se trouve le four utilisé par tous les villageois. Enfin à son coté droit, un peu en retrait, surplombant ce qui était jadis les jardins du village, j’aperçois la maisonnette de mon arrière arrière grand-maman. C ‘est elle que j’évoque en premier, certainement parce qu’elle me semble si lointaine et si mystérieuse, vivant à une époque que j’ai un peu de mal à imaginer, quoique…

En ce rigoureux hiver 1844 Marie marche vite pour rejoindre le logis. La neige est bien présente et le gel craque de toute part le long de la ruelle. Son souffle glacé s’élève en nuages cotonneux tandis qu’elle se hâte vers la petite porte de bois. Le battant lui semble lourd mais ce sont ses mains gelées qui ont perdu toute agilité .Enfin la voilà dans la salle ou le père, assis dans son fauteuil auprès de l’âtre, l’attend. « C’est fini » dit elle d’une petite voix enrouée tant à cause de la froidure que sous l’émotion. C’est fini, la Louise est donc passée. Le vieil homme sentait bien que la fin était proche, mais c’est toujours le choc glacial à chaque perte d’une vie. La Louise : son amie d’enfance, celle avec qui il pouvait encore se souvenir et ressasser de vieux, très vieux souvenirs. Il n’a rien répondu à Marie sa fille, toute gelée et mouillée par la neige qui n’en finit pas de tomber. Un soupir, un frémissement, et de nouveau son regard, qui un moment s’en était détourné, revient vers les flammes qui ondulent dans la cheminée. Elle enlève la pelisse lourde et humide et la pend au crochet prés de la porte. Le doux floc floc de l’eau qui s’égoutte résonne sur le sol inégal. La jeune femme ôte les sabots et se dirige vers le vieillard pour se chauffer au foyer. Elle se déplace vivement pour s’asseoir sur le banc de bois placé devant la cheminée, quand un murmure, un soupir heureux, lui fait tourner la tête. Il y a là, prés de l’alcôve, le petit lit de bois où dort sa fille, la petite Marie. La maman se penche un instant sur le doux minois puis rassurée peut enfin venir se réchauffer auprès de son père.

Ils restent là un moment, sans bouger, sans rien dire, puis soudain la voix rauque du vieil homme rompt le silence. Marie ne sait tout d’abord s’il s’adresse vraiment à elle ou s’il rêve tout haut. Il parle de la Louise bien sûr mais aussi de tous les autres gamins de La Castié à l’époque de sa jeunesse. Il raconte les rires, les jeux simples des enfants de la campagne, mais aussi le travail qu’il fallait fournir pour aider les parents, dans les champs, à la vigne ou auprès des troupeaux. Il raconte les sermons du curé le dimanche. Oiseau noir et menaçant qui du haut de sa chaire dispensait une morale rigoriste à des ouailles attentives. Certains étaient apeurés à l’évocation des feux de l’enfer, d’autres simplement assoupis car fatigués d’une vie difficile. De cette époque, le vieux François n’aime guère les Curés. Ah çà lui allait bien à ce moralisateur du dimanche de terrifier tout ce petit peuple laborieux et plutôt inoffensif ! « Mais c’est ainsi » dit il à une Marie attentive. Il n’a jamais évoqué son enfance devant elle comme cela et elle reste toute ouïe lorsqu’il continue son récit. Il parle de sa mère à elle à présent, de leur rencontre à une noce, de cette fille si mignonne qu’il s’était tout de suite dit « c’est elle et pas une autre ». Ils s’étaient croisés déjà chez ses cousins de Craïs, mais à présent la chrysalide était devenu papillon et celui là il fallait l’apprivoiser et le garder. Ce qu’il fit avec délicatesse ; lui pourtant plutôt rude avait senti qu’avec Jeanne la douceur s’imposait. IL parle, il parle de sa voix chevrotante et sa fille ne saurait dire si c’est de bonheur en revivant ces heures heureuses ou de chagrin que ce fut si loin à présent. Ensuite il y avait eu les deux fils et enfin cette petite fille qu’ils n’espéraient plus. « Après » dit il « tu connais la suite ». « Oui » a répondu Marie, la tête baissée, la gorge nouée. Il y a eu la mort de la mère emportée avec ce quatrième enfant qui n’a pas survécu non plus. Il y a eu le départ des deux frères et de son jeune mari, tous trois fauchés en pleine jeunesse d’un mal que l’on n’a pas compris.

C’était il y a trois ans et depuis tous deux vivent de nouveau sous le même toit, travaillant ensemble cette terre ingrate mais qui leur appartient. Leur seul rayon de soleil, c’est cette enfant qui dort à leur coté. Le vieillard reprend « tu dois répondre au Gabriel à présent ». « Je sais » soupire Marie, « je sais ». Le brave homme veut la marier et c’est certain c’est le plus raisonnable à faire. Elle le sait Marie, ne serait ce pour sa fille. Le père ne sera plus là bientôt, et déjà qu’ils n’arrivent qu’à survivre en travaillant à deux, alors comment peut elle faire seule… « Je vais lui répondre dimanche après la Messe », reprend t’elle doucement. Il ne demande pas si c’est pour répondre oui ou non. Il sait, comme elle, qu’elle n’a pas le choix. Mais le Gabriel, c’est un bon gars et vaillant avec çà. Lui aussi, veuf avec deux enfants, saura devenir un père pour la petite. Marie sait ce que pense le vieil homme. Mais sa vie future lui semble un long chemin terne et uniforme. Avec Jean … mon Dieu avec Jean ! Elle se revoit en jeune mariée, si fébrile et émue au bras de son père, en entrant dans l’église Saint Martin. Et le marié, si beau, si heureux avec cette étincelle dorée dans le sombre regard qu’elle retrouve dans les yeux noisette de sa fille, quelquefois. Rien ne sera plus jamais pareil pour elle, ni le soleil, ni le printemps, ni les oiseaux, ni les fleurs, rien ! Comment expliquer aux autres, à tous les autres, que son cœur est irrémédiablement brisé. Il s’est brisé lentement son cœur, au rythme de l’agonie de son jeune époux, dans le lit conjugal, tandis qu’elle lui bassinait le visage et le suppliait de ne pas la laisser .Il s’est brisé en mille morceaux acérés, à vous étouffer, lorsqu’il a fallu être au bord de la fosse au cimetière. Elle se souvient que c’est le bras de son père autour de ses épaules qui lui a permis de tenir. Oh bien sur au village tout le monde compatissait mais beaucoup de concitoyens avaient péri aussi de ce mal étrange qu’un médecin de la ville nommait épidémie. Etrange maladie qui a emporté beaucoup de jeunes gens et peu de vieillards. « Comme la vie est injuste parfois » se dit Marie. Mais que faire ? Continuer : pour sa fille, pour la terre, parce que c’est comme cela.

Le feu se meurt doucement mais ni l’un ni l’autre ne semblent s’en apercevoir. Il fait froid, le vent s’est levé qui hurle autour de la maison tel un animal sauvage en quête de proie. Chacun est dans ses souvenirs doux amers et Marie se rend compte avec un serrement dans la poitrine que cet homme qu’elle a toujours vu, toujours côtoyé, a fait son temps lui aussi. Assise sur le banc de bois à ses cotés, elle a depuis longtemps posé la tête sur les genoux paternels, comme elle le faisait lorsqu’elle était petite lors des veillées. Elle sent tout à coup sur ses cheveux bruns une douce caresse, pareille à un souffle de vent lorsque la bise soudain se lève. C’est la main du vieux François qui doucement lisse les boucles sombres en un délicat va et vient. Et dans l’esprit de Marie soudain une certitude : Ils ont vécu ensemble longtemps, partagé bien des malheurs mais aussi des jours heureux, finalement c’est lui, son père, l’homme de sa vie.

La neige ne recouvre pas aujourd’hui les pavés inégaux de la rue de La Castié. Levant la tête, je m’aperçois cependant que le soleil automnal vient de disparaître derrière de gros nuages sombres. Je ne sais pas grand-chose de cette aïeule, si ce n’est qu’elle a en effet épousé en secondes noces Gabriel dont elle aura deux filles. Elle est décédée assez vieille malgré la vie difficile des femmes de la campagne. Je sais que sa petite fille aura pour elle beaucoup de dévouement. Mais je pense que c’est son aînée qui lui apportera toujours un certain bonheur, car cette enfant là avait une présence, une joie de vivre, une vitalité peu ordinaire.

En ce jour de printemps 1856 Marie se réveille en pensant que la vie est belle. Aujourd’hui la bourgade est en fête comme une fois l’an. Aujourd’hui, hasard du calendrier, elle a quinze ans et enfin aujourd’hui il sera là !...Patrice, ce voisin de toujours dont la maison jouxte la sienne depuis leur naissance, sera de retour pour un temps au pays. La famille leur a annoncé, il aura un congé pour la fête du village. Il est attendu par tous ce matin. Marie a hâte de le voir, de lui sourire et surtout d’admirer son nouvel uniforme. Lui au moins ne fera pas le paysan. Parti un temps pour le service national, il en est revenu avec une idée bien précise en tête : rentrer chez les gendarmes. Son père, évidemment au départ peu favorable à cette décision subite, devra s’incliner devant la volonté farouche du fils. D’ailleurs il lui en reste un autre de fils, celui là heureux seulement dans leurs champs…Le jeune homme est donc parti et c’est son premier vrai retour, même s’il est temporaire, au village.

La maison du Gendarme
Roland Courtin

Marie sait depuis un certain temps qu’elle est amoureuse. Mais rien jusque là ne l’avise que ce troublant sentiment est partagé. Bien sur elle sait bien que son caractère jovial, voire espiègle, toujours souriant et avenant, en fait une jeune fille appréciée dans le hameau. « Tu es pareille à un feu follet » disait son grand père. Il est vrai que lorsqu‘elle était toute petite, toujours sautillant et gambadant, on entendait le vieillard s’évertuer à l’appeler « Marie, Marie » inquiet de quelques sottises perpétrées par cette « diablesse en herbe ». Depuis ce temps, ce double prénom la distinguait des autres fillettes du village. Tout le monde aimait Marie Marie, tout le monde la couvait un peu aussi. Enfin presque tout le monde, parce que cette peste de Léonie lui donnait bien du souci. Tout d’abord elle était un peu trop jolie avec son teint pale et sa blondeur trompeuse. Trompeuse, oui, car ces cheveux si blonds ne convenaient qu’aux anges que l’on apercevait autour du maître autel de l’église, mais la jouvencelle avec son air de sainte nitouche n’en était pas une. Ah çà non ! En se préparant pour aller à la Messe en ce dimanche de printemps, Marie sait que cette chipie fera tout pour attirer l’attention de l’élu de son cœur. Elle est comme cela Léonie, tu t’intéresses à quelque chose, il faut qu’elle s’y intéresse aussi. Maligne, elle a compris pour qui le cœur de la jeune amoureuse s’est mis à battre si fort.

Heureuse et inquiète à la fois, celle-ci suit avec toute la famille le sentier qui serpente en direction de l’église Saint Martin. De chaque coté de la chaussée les fleurs de mai s’épanouissent en un tapis multicolore et odorant. Marie s’est faite belle avec une robe neuve offerte pour son anniversaire et ce beau ruban de velours savamment enlacé dans ses cheveux sombres. La mère a froncé les sourcils devant cet excès de coquetterie, nouveau chez son aînée, sans doute va-t-elle la surveiller de prés tout le jour. La jeune fille pensait voir Patrice avant d’aller à l’office dominical mais sans doute la diligence venant de Camarès aura eu du retard. Elle n’est pas très attentive dans l’église bondée. Chaque retardataire lui fait tourner la tête vers la porte grinçante. Enfin il est là, elle l’a aperçu, se faufilant dans la nef tandis que les cantiques s’élèvent sous la voûte séculaire. Son cœur a fait un bond et soudainement elle adresse une prière ardente à la Sainte Vierge : que cette journée soit un moment exceptionnel dans sa vie... Sur le parvis de l’église tout le monde se salue, s’interpelle et s’embrasse. Beaucoup de ses concitoyens ont fait la bise à Marie. N’est ce pas son anniversaire aujourd’hui ? Le jeune homme évidemment est accaparé par sa famille, mais finalement, il se tourne vers les villageois qui l’accueillent avec plaisir. Soudain il est là devant elle. Le sourire un peu moqueur, il dira seulement « bonjour Marie, tu vas bien ? » avec dans le regard un éclat nouveau qui semble lui dire « bonjour Marie, tu es bien jolie ». Elle s’empourpre bêtement, se maudit et ne peux qu’articuler « je suis heureuse de te revoir ». Léonie non loin ricane tandis que Marie se sent des envies de la battre jusqu’à écraser les belles mèches blondes longuement apprêtées.

Le retour au bourg est joyeux, chacun savourant à l’avance les bons moments de cette journée de repos. Il n’y a pas de place à proprement parler au hameau mais la rue devient beaucoup plus large au niveau de la fontaine. L’on a mis carrément bancs et tréteaux sur la chaussée. Des volailles, des cochonnailles, des tourtes et autres mets s’alignent bientôt devant les villageois attablés. Le vin coule des tonnelets, vin de leurs vignes évidemment. Même l’élixir de quelque voisin fera monter l’ambiance tout au long du repas. Les jeunes n’attendent que le bal et la musique qui terminera cette journée conviviale. Léon est enfin prêt avec son accordéon et Firmin l’accompagne de temps en temps du pipeau. Les tables ont été reculées, on fait place pour les danseurs. Marie tourne et virevolte au bras de quelques garçons du pays mais pas une fois Patrice n’a semblé intéressé par la danse. Il préfère discuter avec les hommes du village. Il faut avouer que sa nouvelle position lui vaut un certain succès. Marie danse mais en son for intérieur se lamente : pas une fois elle n’a pu vraiment s’isoler avec le jeune homme. Oh bien sur ils ont échangé quelques mots, mais rien que de très banal au milieu de leurs jeunes compagnons et amis.

La soirée est bien avancée quand soudain la musique entame une jolie ritournelle. Brusquement, une voix qu’elle reconnaîtrait entre mille la fait sursauter : « tu danses Marie ? ». Elle ne l’a pas vu approcher à ses cotés, elle qui pourtant l’a surveillé d’un œil toute la journée. Il faut dire que les femmes lui avaient demandé un peu d’aide pour débarrasser, ranger un peu autour des tables. Ce « tu danses Marie ? » la bouleverse. Elle se tourne vers lui avec dans ses yeux noisettes cette petite étincelle dorée qui enchante le jeune homme, comme elle le saura plus tard. Il a tendu la main, elle y glisse la sienne toute tremblante. Il sourit tendrement mais sa poigne se fait ferme autour des doigts fins de la jeune fille. Cette grande main est possessive, sensuelle, ferme et douce à la fois. Le bonheur éclate alors en mille soleils dans le cœur de Marie qui sait, à ce moment précis, que cet homme là, c’est l’amour de sa vie.

L’église Saint Martin de Brousse
Roland Courtin

Je possède une photographie de mes arrières grands parents entourés de leurs six enfants. Eh oui, Marie et Patrice ont eu trois filles et trois garçons, nés en plusieurs points du département, au gré des mutations du père. Je me remémore ce cliché. Je sais que j’y ai remarqué, que si les deux plus jeunes filles, un peu rondelettes, ressemblent à leur mère, l’aînée est incontestablement la plus jolie. Grande et mince, elle a hérité de l’allure de son père avec ce regard si particulier, à la fois doux et secret mais résolu aussi.

En cette fin de journée, Marie marche décidée sur le chemin reliant Plescamp à La Castié. Elle aime les soirées d’été, lorsque la grosse chaleur s’estompe et que la lueur du couchant inonde la campagne de sa lumière dorée. Il faut dire que cet été 1925 est particulièrement beau. Elle progresse d’un pas alerte, heureuse de se dégourdir les jambes, après une journée passée enfermée auprès de la vieille Berthe. La brave cousine ne peut rester seule et ses enfants ont eu recours à la jeune femme comme tous les derniers mercredi du mois .C’était la foire aujourd’hui, le marché aux brebis, et comme chaque fois ils ont dû aller à la ville voisine. En tant que femme de forgeron, Marie n’a ni brebis à soigner, ni terre à cultiver. Ceci lui permet de passer du temps auprès des anciens, des nouveaux nés ou des malades. C’est une vocation chez elle, ce besoin de soulager et d’accompagner les autres. En d’autres temps, elle serait devenue infirmière. C’est en toute quiétude qu’elle reprend la direction de son logis.

Après l’ardeur du soleil la terre exhale ses différents parfums. Elle hume Marie, avec gourmandise, l’odeur du foin fraîchement coupé. Elle se sent heureuse et libre au milieu de cette nature qu’elle aime tant. Elle se rappelle sa décision de rester au village des anciens alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente. Sa famille y séjournait toujours lors de vacances. Lorsqu’elle avait décidée d’y rester pour s’occuper de la grand-mère maternelle, tout le monde avait eu l’air surpris. Mais devant son entêtement on avait cédé. Elle avait alors intégré la maisonnette de l’aïeule qui avait de plus en plus de mal à s’assumer. Avec dévouement elle s’occupa de la vielle dame, avec courage elle cultiva leur jardin, avec sérieux elle s’activa auprès de tous ceux qui en avaient besoin. Elle était indispensable Marie dans les hameaux alentour. Tous les habitants avaient beaucoup de respect pour cette jeune fille si dévouée.

A cette époque, se souvient-elle, est née son idylle avec Constant. Le jeune homme habitait non loin. Avec son père, un rude paysan, ils cultivaient leurs terres déjà importantes. Les jeunes gens se retrouvaient au gré des quelques instants de liberté que le jeune cultivateur pouvait se permettre. Mais au fil du temps, cet attachement devenant sérieux, ils décidèrent de se marier et de mettre leur famille au courant. Jusque là, en effet, ils avaient caché leur idylle car c’était leur secret tout simplement. Hélas, se souvient elle, le vieux Malaval n’avait rien voulu savoir et entra dans une colère terrible. Depuis longtemps il avait projeté de marier ce « fils ingrat » à la fille de son voisin et ami Casimir. La terre, toujours la terre en serait agrandie. D’ailleurs les deux pères souhaitaient cette union. Le jeune homme argumenta mais le vieux laboureur ne voulut rien savoir. Un Constant malheureux avoua à une Marie bouleversée qu’il ne pouvait aller contre une décision qui concernait le domaine et son devenir. Elle se dit que le pire fut, à ce moment là, de découvrir en son bel amoureux un être faible et influençable. A partir de ce jour, elle ferma en son cœur la part de confiance qu’elle octroyait si facilement aux autres. Les années passant elle rejeta sans faillir toutes les demandes en mariage. Un seul regret se souvient elle, à cette époque là. C’était de ne pas avoir de petit enfant à elle. Elle savait si bien s’occuper de ceux des autres. C’est ce qui l’a décidée finalement à dire oui au forgeron de La Castié. Etienne était son voisin aussi. Marie ne ressent aucun amour véritable pour ce mari gentil mais plus âgé qu’elle. Tout en cheminant vers son foyer, elle se remémore leur mariage tout simple alors qu’elle n’était déjà plus une toute jeune fille… Mais il lui fallut quelques années d’angoisse avant d’avoir cet enfant tant désiré. Elle se reprochait, en elle-même, de ne pas aimer son époux, pendant que lui se croyait trop vieux, tout au long de ces années stériles. Puis au moment où tous deux semblaient résignés le petit bonhomme s’annonça enfin.

Marie aperçoit les toits du hameau au détour du chemin. Un élan du cœur la pousse à presser l’allure. Elle sait que son mari s’est bien occupé du petit. D’ailleurs Gaston, ce fils dont ils sont si fiers tous deux, commence à s’intéresser à la forge. A sept ans il parait plus que son age. Il faut dire qu’il a hérité de la haute stature de son père tandis que son caractère, tout en douceur et constance, il le doit à sa maman. Celle-ci atteint le village. L’atelier d’Etienne résonne du bruit de la ferraille que l’on tord et travaille, une voisine fait un signe à la jeune femme, un chien aboie prés de la vigne. Mais, ce que voit Marie, c’est ce groupe d’enfants courant à sa rencontre. Ils reviennent de la rivière ou ils ont trouvé des écrevisses. Ils s’égaient en chaque chaumière telle une nuée d’étourneaux au début de l’automne. Gaston a aperçu sa maman et se précipite vers elle. Elle se penche et pose un baiser léger sur la joue juvénile. Ensemble ils entrent au logis. Marie est sereine, elle a compris que c’est cet enfant, lui seul, qui finalement a donné tout son sens à sa vie.

Si je n’ai pas connu ma grande tante, je me souviens très bien de Gaston. Il avait repris la forge de son père et à la mort de ses parents la maison familiale avec sa jeune épouse. Cependant les années passant, le village se vidant peu à peu de ses habitants, ils avaient dû s’installer dans le bourg voisin où le forgeron continua son noble travail. C’est dans cette petite ville qu’enfant je venais quelquefois l’été pour de courtes vacances. J’étais très impressionnée par la haute taille et les larges épaules de ce cousin germain de mon Papa. Mais ce dont je me souviens le plus, c’est son extrême gentillesse et cette douceur inattendue chez un homme de cette corpulence. Nous allions tous ensemble jusqu’à La Castié. Je me rappelle que ces deux hommes d’age mûr se remémoraient avec émotion leurs souvenirs d’enfance. Lorsque Gaston évoquait sa maman, c’était avec beaucoup de tendresse et même une certaine vénération.

Un claquement sec me fait sursauter. Perdue en cette journée solitaire, je n’ai vu ni les heures s’égrener ni le temps se dégrader complètement. L’orage non loin a éclaté et il me faut rentrer. Un peu engourdie d’être restée assise sur cette murette si longtemps, je me sens incapable tout d’abord de revenir au présent. C’est indéfinissable, cette troublante impression, ce sentiment diffus. Je sais, c’est ridicule, mais j’ai la sensation que mes Marie sont là à mes cotés, présences douces et affectueuses. Le tonnerre retentit de nouveau tout pré. Je dois partir maintenant. Je reprends d’un pas ferme l’ascension de la ruelle. Je sais que je suis proche de la sortie du hameau. D’ailleurs j’aperçois bien vite mon automobile qui m’attend sagement. Je vais pouvoir m’y abriter bientôt.

Brusquement, je sens un léger effleurement dans mes cheveux, tel une caresse tout juste esquissée. C’est le vent qui se lève et qui rapidement ébouriffe mes boucles courtes. Puis une petite goutte de pluie s’écrase sur ma joue et y glisse lentement en un baiser timide. Mais l’averse me rattrape tout à coup et éclate en mille gouttes brillantes et sonores sur la chaussée pavée. Je me hâte car le vent est vraiment glacial. Je frissonne. J’ai les mains tellement gelées qu’elles me semblent prises dans un étau glacé. Vite me mettre à l’abri. J’y suis presque. Mon bras se tend. Ma main agrippe fermement la poignée. C’est à ce moment là que je les vois : tout à fait caractéristiques, les larges marques écarlates tout au long de mes doigts.

Joëlle Courtin, Banyuls sur Mer le 22/09/2008 (premier jour de l’automne)

Article et photographies de Joëlle Courtin